FNACA DE PARIS

 

 

En 1960, j’étais en première année de fac, après mes deux bacs, et une année de sursis (je suis de juillet 1939), lorsqu’il m’a fallu rejoindre Hourtin, près de Bordeaux, pour y faire mes classes. En prévision du service militaire, en bon Breton fils et petit-fils de marins, j’avais effectué quelques saisons à la pêche de façon à être inscrit maritime et j’étais demandeur d’un service dans la Marine. J’avais effectué une préparation militaire mais n’étais pas militariste, plutôt indifférent aux évènements qui ne me concernaient pas. Et cette colonisation de l’Algérie ne me concernait pas. Mais j’ai reçu l’ordre de prendre le train pour Bordeaux puis le car pour Hourtin pour y faire mes classes, qui ont débuté le 1 er juillet 1961.

Je ne connaissais rien de la guerre d’Algérie à cette époque-là !

Rien ! Cette guerre en Afrique ne m’intéressait pas. Une de plus ! Je situais vaguement géographiquement l’Afrique du Nord, mais ces histoires de colonisation et de guerre entre nous, Français colonisateur et Africains qui résistaient ne me concernaient pas. Pas d’opinion. Pas de recherche de renseignements sur ce sujet militaro-politique. Juste de la tristesse pour les  militaires tombés là-bas et dont les avis de décès nous parvenaient.

Mais, ayant reçu ma convocation, je suis parti le 1er juillet 1961 de la maison familiale à Binic, dans les Côtes d’Armor en Bretagne, pour Hourtin, près de Bordeaux, où se trouve le centre de formation des futurs marins.  A Hourtin, nous n’étions en rien préparés par les instructeurs de la Marine à la guerre en Algérie, mais à la vie à bord, qui est d’abord le destin des marins ! J’ai donc ramé sur le lac de Hourtin, appris à faire des nœuds, appris les grades des officiers, rempli un petit cahier de notes servant à réussir un petit examen de passage pour évaluer nos capacités. Un mois et demi de classes super agréables, payé 18 anciens francs par mois ! Puis, à la mi-août 61, j’ai été affecté comme matelot de 3 ème classe sur le ‘’Jeanne d’Arc’’ prestigieux navire-école, et avec lequel je devais partir faire le tour du monde pour représenter la France et aller de réceptions en réception, toutes plus agréables les unes que les autres ! J’étais super content ! Mais un copain, à Hourtin, m’a dit : « Mon frère aîné est engagé et en poste dans la marine à Tahiti, il y a plusieurs années que je ne l’ai pas vu, et j’aimerais bien aller le voir. Acceptes-tu de permuter avec moi ? » Ne sachant pas dire non, ne lui demandant pas où il était affecté, lui, j’ai accepté sans discuter la permutation (dans la Marine, un homme vaut un homme, on peut – on pouvait à l’époque, j’ignore aujourd’hui – permuter sans le moindre problème ; il suffit de le déclarer. Le copain est donc parti à ma place sur le ‘’Jeanne d’Arc’’ et il ne m’a même pas envoyé une carte postale de Tahiti ni d’aucune de ses escales durant son tour du monde ! Puis j’ai reçu l’affectation qui lui était destinée (et qu’il avait peut-être connue avant de me demander de permuter !) ; c’était l’Algérie, dans le corps des fusilier-marins ! Bah ! Là ou ailleurs, pas de problème !  Pas de regrets, et j’ai pris la semaine de permission entre la fin des classes à Hourtin, à la mi-août, et le train pour Marseille où un bateau devait m’emmener en Algérie.

Si j’appréhendais d’aller en Algérie ?

Je suis, de nature et de caractère, peu exigeant et indépendant, donc plutôt content de tout. Donc aussi assez fataliste et j’ai accepté sans regrets inutiles ce qui m’arrivait et qui semblait quand même, quand on y réfléchissait, assez terrible. Rien à voir avec un tour du monde de rêve sur le ‘’Jeanne d’Arc’’, de réceptions en réceptions dans les ports d’accueil ! J’ai de suite, et sans drame, accepté la probabilité de laisser ma peau dans cette guerre et, dans cette éventualité et même quasi-certitude, je me suis débarrassé du superflu en envoyant de suite, par mandat anonyme, tout l’argent que j’avais économisé depuis ma naissance, depuis vingt ans, à la Caisse d’Epargne, aux Petits Frères des Pauvres, dont je venais de voir une publicité sur un journal. N’ayant plus un sou d’économies à la Caisse d’Epargne, léger dans ma tête, prêt à toute éventualité (et surtout à la pire), après avoir passé huit jours de congés chez ma mère (veuve depuis un an, mon père étant décédé quelques mois avant la naissance de la dernière fille. Il y a 20 ans d’écart entre elle et moi !) j’ai pris le train (gratuit) de ma Bretagne jusqu’à Marseille où j’étais attendu paraît-il, à la caserne Ste-Marthe. J’étais tellement peu habitué aux duretés de la vie sociale et je n’avais pas vraiment l’esprit tordu, que je me suis fait bien avoir lors de la traversée de Paris, entre la gare Montparnasse et la gare de Lyon. Dans le train, depuis Rennes, et jusqu’à la gare Montparnasse, les appelés nous étions reconnaissables avec nos tenues de matelots et notre pompon rouge, notre sac de marins et nos petites valises métalliques bleues et, sans nous connaître, nous avons accepté l’idée lancée par l’un d’entre nous de prendre un taxi entre les gares de Montparnasse et de Lyon et de partager le prix de la course. Nous sommes entassés à 6 ou 7 avec nos paquetages dans un taxi bienveillant. Mais, arrivés à la gare de Lyon, tous les autres matelots se sont précipités hors du taxi et ont fui, me laissant seul payer la course. Je me rappelle le chauffeur du taxi, navré et me disant : « Ce sont des salauds d’agir comme cela. Vous êtes naïf, mais honnête. Je vous demande le minimum, juste par principe. Mais là où vous allez aller méfiez-vous des gens comme ça ! ». J’ai payé le taxi et pris mon train pour Marseille. Je me frottais à la vie, à la loi du plus fort. Mais, plus de 60 ans  plus tard, je ne comprends toujours pas cette mentalité du plaisir à tromper et à léser les autres.

A la caserne Sainte-Marthe de Marseille, durant les 2 ou 3 jours d’attente avant mon embarquement pour Mers-el-Kébir, j’ai fait la connaissance d’une espèce dont j’ignorais l’existence et que je n’avais encore jamais eu l’horreur de croiser : les punaises de lit. Mon sang leur plut immédiatement et je me réveillai le premier matin, le corps entièrement couvert de morsures, au point qu’il fallut m’emmener à l’hôpital où le toubib, étonné (« Je n’ai jamais vu cela ! C’est inimaginable !« ), m’a soigné, m’a badigeonné le corps d’un antiseptique et m’a évité une infection générale.

Puis j’ai donc embarqué dans cet état (boursouflé et défiguré) en fond de cale et suis ainsi entré pustulant en Algérie, à Mers-el-Kébir, près d’Oran, où, là encore, les infirmiers, incrédules en voyant mon état, ont à nouveau décidé de me badigeonner et de me soigner un jour ou deux à l’infirmerie de la base; après quoi, peu à peu, les plaies se sont cicatrisées et j’ai fini par retrouver mon aspect normal après quelques semaines. Mais dans la série « les animaux et la guerre », j’avais été mis K. O. avant même l’embarquement à Marseille et avant de faire connaissance avec l’Algérie !

De la base sous-marine de Mers-el-Kébir, où je n’ai fait que transiter, j’ai été envoyé en 4×4 dans la demi brigade de fusiliers-marins qui encadrait une harka (groupe de harkis, Algériens ayant opté pour la France et engagés du côté des troupes françaises) dans un baraquement construit au sommet d’une colline au lieu-dit Hassi-Bou-Kouba, dans la région frontalière avec le Maroc, comprise entre Ghazaouet (le Nemours des Français) et la frontière, au nord de Tlemcen.

Cette harka avait la double particularité de faire partie de la Marine Nationale (bien que située au milieu des terres, dans les collines isolées et sans lien avec la mer) et d’être montée, c’est-à-dire équipée de chevaux de liaisons et de reconnaissance. J’étais donc, aussi cocasse que l’expression le souhaite pour plaisanter, dans « la marine à cheval » !

L’écurie était constituée de petits chevaux arabes fins, rapides, agréables. Et les patrouilles de jour se faisaient ainsi, dans un décor de collines, d’oueds, de villages et de hameaux aux mechtas traditionnelles, petits villages reliés les uns aux autres par des pistes (pas de routes asphaltées). La plupart des hommes jeunes et adultes de ces villages algériens étaient fellaghas et s’étaient dispersés dans le maquis, et parfois dans des caches creusées dans les collines. D’autres s’étaient engagés dans la harka que nous encadrions. Les plus vieux, les femmes et les enfants étaient là, gardant les villages et hameaux isolés.

C’était, selon la politique française de cette époque, la période de  »pacification » de l’Algérie, plutôt que de continuer la guerre totale. Des écoles avaient été ouvertes dans de nombreux villages, essayant d’apporter une autre ambiance et une autre vision de la présence française et de la colonisation que celle de la loi du plus fort et de la guerre.

Avec un autre matelot, originaire de Perros-Guirec, Hervé Lédan, j’ai été désigné comme instit dans une petite école primaire ouverte dans l’ancienne mosquée en pisé du petit village de Taouli, en contre-bas du poste élevé, à environ 3 km à faire matin et soir. Nous disparaissions de la vue et des radars dès la sortie du poste. Près d’une dizaine d’années après mon retour en France, une lettre est arrivée chez ma mère en Bretagne (je ne me souvenais plus d’avoir laissé mon adresse à quelque élève durant mon service en Algérie); elle contenait ces simples lignes :  » Cher Querré, je viens d’être reçu au bac, et c’est grâce à vous que cela a été possible. Votre élève reconnaissant, Abdullah Abbas, de Taouli. » Bon ! Tout n’a donc pas été inutile dans cette histoire ! Il y a moins d’un an, j’ai repris contact par courriels avec la municipalité dont fait partie le hameau de Taouli, et plusieurs anciens élèves (aujourd’hui grands-pères !) ont répondu à mes courriels en me priant de retourner les voir et en échangeant les meilleurs souvenirs possibles de cette époque. Puis est venue l’emprisonnement de Boualem Sansal à Alger et la détérioration des relations politiques entre la France et l’Algérie, et nos projets ont été remis à plus tard, lorsque les colères seront calmées en haut lieu.

Les chevaux ont donc joué aussi un rôle dans cette guerre, pour la communication, la transmission, dans des secteurs isolés dépourvus de routes et ainsi choisis par les fellaghas pour s’y replier et s’y cacher. Le médecin du poste allait à cheval faire ses visites dans les mechtas isolées où on demandait son aide et où les voitures n’avaient pas accès.

En tant qu’instit, travaillant le jour, j’étais dispensé de patrouilles la nuit. Mais pas de garde de nuit. Je faisais donc régulièrement mes quarts de veille sur le toit plat du bâtiment qui nous abritait à Hassi-Bou-Kouba. De même que je faisais les exercices de tir et autres entraînements au combat. Les copains fusiliers-marins partaient en patrouilles de nuit, parfois en compagnie de commandos ou de membres de la Légion dépêchés pour mener à bien telle ou telle opération suite à des signalements de franchissements de la frontière par des fellaghas. De mon perchoir j’apercevais les lueurs des tirs et le fracas lors des accrochages et suivais des yeux le tracé des balles fluos, mais je n’ai pas directement pris part à ces combats. En fait, pour ce qui nous concernait directement à cet endroit, nous n’avons pas eu de morts à déplorer. Alors que les accidents dus à nos imprudences étaient fréquents : tirs accidentels dans la carrée en nettoyant les armes automatiques, explosion accidentelle de grenade à fusil (la crosse de mon F. M. a été criblée d’éclats et mon chapeau de brousse percé, mais j’étais indemne, alors qu’il a fallu emmener d’urgence plusieurs copains à l’hôpital à Nemours), accidents de véhicules, …

Tous les jours, en faisant le trajet entre le poste et l’école, aller et retour, nous étions isolés et susceptibles tous les deux d’être attaqués par des fellaghas ne serait-ce que pour nous dérober nos pistolets mitrailleurs ou pistolets automatiques que le capitaine nous ordonnait de porter avec nous. De nombreux instits ont ainsi été assassinés, égorgés dans leur école, pour ce motif durant cette période en Algérie.

A plusieurs reprises, à l’aller comme au retour, nous avons aperçu dans les champs isolés des caches se refermer avant notre arrivée. Nous étions donc observés, mais n’avons jamais été attaqué.

En fait, la population de Taouli nous aimait bien. Nous apprenions à lire et à écrire aux enfants, nous soignions avec notre petite pharmacie portative les bobos des gens du village, nous rédigions les documents en français que les vieillards ne savaient pas remplir, nous faisions venir de France des colis de vêtements et de friandises pour les enfants, nous organisions des distributions de goûters apportés par le 4×4 du poste,  nous rendions service alors que d’autres soldats pratiquaient une violence gratuite : contrôle violent des mechtas et incendie volontaire au départ par pure méchanceté, ardoises de classe cassées sur la tête des enfants, actes de racisme révoltants commis par des gens forts de leur armes uniquement…

Souvent, le midi, au lieu de déjeuner à l’école avec la ration que nous emportions depuis le poste, nous étions invités par les mamans des élèves à déjeuner chez elles, à la fortune du pot, assis sur une natte sur le sol de la mechta autour du canoun où cuisait la chorba ou le couscous. Juste pour le plaisir de montrer que nous nous entendions bien, entre Algériens et Français. Malgré la colonisation et la guerre d’indépendance menée par les fellaghas que nos armées traquaient.

Une fois, avec le copain Hervé, nous étions cette fois-là tous les deux en possession de nos pistolets-mitrailleurs et aussi d’un pistolet automatique, et à la fin de la journée de classe, alors que nous devions remonter au poste, les habitants (les femmes et les vieillards) nous invitèrent à participer avec eux à la fête organisée à 2 kms de là, à un marabout (le tombeau d’un saint musulman). Nous acceptons et au lieu de remonter directement à Hassi-Bou-Kouba, nous marchons vers le marabout isolé en pleine campagne en bord d‘un oued et sous de grands arbres. Une foule est là, dedans l’édifice et dehors, avec de nombreux hommes d’âge mûr (des fellaghas en surveillance et au renseignement). On nous invite à entrer dans le marabout servant de mosquée. Avec Hervé on a de suite compris : il faut nous déchausser et laisser à l’extérieur, nos armes et nos chaussures, alors qu’on ne connaît pas cette foule par principe ‘’ennemie’’ en temps de guerre. Quitte ou double. On se déchausse, on laisse nos armes et on entre. Puis c’est le moment de ressortir, avec une légitime angoisse ! On a eu raison de leur faire confiance ou bien on a fait le con et c’est la mort en sortant ? Mais la foule des pèlerins avait gardé nos armes et nos chaussures et nous en avons repris possession avec soulagement. Nous avons eu raison de faire confiance à ces gens. La fête a alors été joyeuse, avec le partage du thé, des cornes de gazelles et autres gâteaux de fête. Puis nous sommes remontés au poste, sans pouvoir partager cet évènement avec nos copains qui n’auraient pas compris pourquoi nous avons ainsi agi ainsi avec ces ennemis, ces « bicots », ces « crouilles », ces « rats à éliminer », etc…

Une autre fois, je ne rappelle plus pourquoi, peut-être en attendant le remplaçant d’Hervé qui avait eu la quille, mais j’étais venu plusieurs jours de suite seul à l’école et je faisais classe lorsque deux voitures sont arrivées en trombe, je ne sais d’où, dans la cour de l’école et des inconnus en sont sortis, armés, c’était des fellaghas. Alors, les mamans sont de suite arrivées et ont discuté avec eux. Je savais ce qui m’attendait, la mort, et ce que je redoutais c’était d’être égorgé en pleine salle de classe, devant les enfants. Je n’étais pas armé (nous planquions souvent nos armes avant d’arriver au village, d’abord pour ne pas nous montrer toujours armés devant les enfants, et aussi pour éviter d’être égorgés au motif de nous dérober nos armes, comme le furent de nombreux instits à cette époque ) et je n’aurais pas fait le poids devant ces 8 guerriers. Puis un type est entré et m’a dit : « Nous savons que vous rendez service aux enfants et aux gens du village ; nous vous épargnons. » Et ils sont repartis. La population de Taouli m’avait protégé ! Les femmes m’ont dit ensuite : « Oui, on a eu la visite des fellaghas, mais ils ont compris de te laisser continuer à faire l’école. »

L’ordinaire, au poste était excellent, nous mangions très bien dans la Marine, bon et copieux, même dans ce poste de harkis en Algérie. Malgré cela, des copains s’ennuyaient et, mus par un racisme et une violence attisés par l’état de guerre déclarée entre nos deux gouvernements, et se levaient la nuit pour aller voler des lapins qu’ils avaient remarqués enfermés dans des clapiers à proximité de mechtas isolées. Ils ne cachaient pas leur intention de poignarder et d’égorger toute personne sortant de la mechta et  les dérangeant dans leur pillage. Comment comprendre cela ?

Avec les élèves, hors les cours de base (français, écriture et dictée, arithmétique et calcul) en salle de classe, nous parcourions la campagne environnante en conversant pour bien pratiquer le français. Les enfants, vivant dans la nature, évidemment plus habitués que moi à leur environnement naturel, distinguèrent un caméléon fondu dans la verdure du bord d’un oued. Ils commencèrent par me mettre en garde : «  Il ne faut jamais regarder de près et en face un caméléon, sinon on perd toutes nos dents » J’avoue qu’ils eurent raison, mais quand même leur malédiction ne s’est réalisée que plusieurs dizaines d’années plus tard ! Ce jour-là, je fis l’adoption de ce caméléon que je posai sur mon épaule (veste de brousse  kaki). Il menait sa vie et lapait d’une longue langue gluante tous les insectes à sa portée, jour et nuit. Durant les nuits dans la carrée au poste, il se rattrapait librement de ce qui lui avait manqué le jour ; ce qui nous assurait des nuits sans moustiques ! Il m’a ainsi accompagné près d’un an, à l’école et partout où je traînais. Puis je l’ai trouvé raide mort un matin. Je l’ai conservé dans du formol et ramené chez mes parents en France où, l’ayant sorti du formol, je l’ai vu se momifier, devenir dur comme du bois, ce qui lui a permis de participer longtemps à la décoration d’un petit salon rempli de souvenirs orientaux.

Les enfants m’avaient aussi offert un petit chien sans poils, un petit chien des sables, tenant plus du fennec que du chien, très attachant et pas embêtant du tout. Je l’appelai  »Baroud ». Ses ascendances de fennec ne l’empêchaient pas d’être très fidèle à l’homme et très obéissant. J’en étais très fier, on était très copains, lui et moi. Il m’a suivi lorsque nous avons reçu l’ordre, en 61, d’abandonner le poste de la harka de Hassi Bou Kouba (et donc, pour moi l’école et les élèves de Taouli) et de nous replier dans un poste intermédiaire plus proche de Razaouet (Nemours) avant notre rapatriement par bateau de Mers-el-Kébir à Marseille. Il fut du voyage. Puis il traversa avec moi la France en train, de Marseille en Bretagne où je le confiai à ma mère lorsque je dus repartir après les quelques jours de congés. Baroud a vécu plusieurs années en Bretagne, loin de son Algérie natale et de ses amis fennec, mais bien soigné. Mais je n’avais pas pu l’emmener à bord avec moi à Toulon où j’ai fini mon service en 62.

Baroud n’était pas à proprement parler, et pas davantage que le caméléon, un ‘’animal de guerre’’, comme l’ont été les chiens des régiments, mais il a participé, même malgré lui, et comme moi, à cet épisode de la fin de la colonisation de l’Algérie par la France.

De début septembre 61 à fin mai 62 je n’ai donc passé qu’un peu plus de 8s mois en Algérie, au lieu des 18 mois prévus au départ.

Je n’ai pas eu de permission durant ces 8 mois en Algérie et, lorsque j’ai été rapatrié, avec mon petit chien Baroud en laisse et mon caméléon dans un bocal de formol, je suis allé tout droit revoir ma mère, mes 2 frères et mes 2  sœurs, à Binic, en Bretagne où j’ai passé quelques jours de perm avant de recevoir un avis d’affectation, un ordre de rejoindre l’arsenal à Toulon.

Mais nous étions en juin, et en attendant un futur embarquement la Marine a eu besoin de moi ailleurs que sur un bateau : elle m’a affecté pour les mois de juillet et août au service du personnel d’une colonie de vacances dans une caserne désaffectée à Peira-Cava, à 1500 mètres d’altitude, dans les Alpes-Maritimes, au-dessus de Nice. J’y suis parti, dans ma tenue d’été, maillot et pantalon blancs et coiffe blanche sur le bâchis. Nous étions là-haut quelques matelots et quelques trouffions pour assurer la logistique de cette colonie pour enfants de militaires. Un capitaine proche de la retraite dirigeait le tout, les moniteurs, l’encadrement, le personnel, etc.

Fin août, lorsque le temps de la colonie a pris fin, le capitaine responsable m’a demandé d’accompagner un des enfants jusqu’à Chambéry où sa mère devait le récupérer, à la descente du train. Et il m’a remis un bon de transport puis un autre pour le retour, mais signé en blanc (pas de date ni de gare de destination) en me disant juste « c’est pour ton retour ». Lorsque tout le monde fut parti de Peira-Cava, chacun de son côté, j’ai donc accompagné en train depuis Nice ce gamin jusqu’à Chambéry et l’ai remis à sa mère, puis là, sans l’avoir prémédité, j’ai pris conscience que je devais évidemment retourner à Peira-Cava, mais pas forcément par le même chemin ni pas forcément le soir même. Personne ne m’avait dit ‘’ de suite’’, le capitaine n’avait pas précisé si le retour devait se faire dans la même journée que l’aller. Il m’avait juste demandé de ‘’revenir’’ en me fournissant un bon de transport. Et comme la colonie avait pris fin et que tous les responsables étaient partis après les enfants et que j’étais libre comme l’air, je ne voyais aucune raison de retourner de suite dans la caserne vide. J’ai donc commencé par visiter le centre de Chambéry et vu la célèbre statue des « 4 sans culs ». Puis, de retour à la gare, avant d’écrire une destination sur on bon de transport, je me suis dit que je n’étais jamais allé dans le Nord et qu’il fallait que je visite Lille. Depuis Chambéry, je me suis ainsi offert, aux frais de la Princesse, un tour de France en train, une première pour moi, en écrivant la prochaine destination sur le même bon de transport, au fur et à mesure que j’avançais : après Chambéry -Lille (que j’ai aussi visitée), j’ai roulé de Lille à Paris (où je rendis visite à ma tante et mon cousin), puis Paris-Saint-Brieuc (pour rendre visite à ma mère à Binic où je passai quelques jours), puis, un de mes frères partant en pèlerinage à Lourdes, je l’ai accompagné en train, puis, à Lourdes, j’écrivis ‘’Toulon’’ et enfin ‘’Nice’’ sur le bon de transport qui devenait surchargé et manifestement faux (un contrôleur m’en fit la remarque, entre Lourdes et Toulon, mais il admit que je devais bien regagner ma base et il ne me verbalisa pas), j’évitai soigneusement de descendre à Toulon, écrivis ‘’Nice’’ et continuai sur Nice, et, de la gare de Nice, je remontai en autobus à Peira-Cava où je retrouvai la caserne vide et déserte et mes amis hôteliers. Les habitants de Peira-Cava m’avaient adopté et j’allais avec eux aux champignons, aux cèpes, et aux myrtilles ; un couple d’hôteliers  restaurateurs m’avait hébergé et me nourrissait gratuitement. J’eus la chance d’assister là-haut au tournage du « Masque de Fer » avec Jean Marais et je me disais que je vivais là bien mieux que sur la ‘’Jeanne d’Arc’’ en représentation officielle autour du monde.  Tout allait bien, sauf que je ne percevais plus mes 28 anciens francs par mois, ni ma cartouche de clopes. La Marine ne savait manifestement plus où j’étais.

Jusqu’au jour où, en octobre, les gendarmes de Lucéram arrivèrent en fourgon à Peira-Cava, me retrouvèrent facilement et m’alpaguèrent. Qu’est-ce que je foutais là ? J’expliquai que, puisqu’on m’avait affecté ici et qu’on m’y avait oublié, j’y attendais sagement une nouvelle affectation. Est-ce qu’ils l’avaient, eux, mon affectation ? Ils convinrent que la Marine m’avait oublié et avait perdu ma trace, mais qu’en attendant sur place je n’avais rien fait de mal et que personne n’avait rien à me reprocher ! Ils me descendirent en fourgon à Nice et me mirent dans le premier train pour Toulon après avoir alerté les autorités maritimes qui me recherchaient qu’ils avaient retrouvé le matelot perdu et qu’il n’était pas déserteur !

Or, j’étais toujours en tenue blanche d’été, comme j’étais parti en juin, et quand j’arrivai à Toulon, en octobre, tous les marins étaient passés en tenue de drap bleu marine d’hiver ! Me voilà encore plongé dans une embrouille  qu’il me fallut expliquer à la police maritime sourcilleuse avant de pouvoir entrer au dépôt et à l’arsenal où j’appris que je devais rejoindre un bateau, le Gustave Zédé, sur lequel j’aurais dû embarquer depuis un mois et demi ! J’y embarquai finalement le 13 octobre.

Le Gustave Zédé était un ancien et vieux navire allemand, une prise de guerre d’après 1945. Avec des hamacs à plier chaque matin pour libérer le réfectoire, et des poulaines communes à l’étrave. En fin de carrière, il servait de ravitailleur de sous-marins en Méditerranée et pour les exercices de tirs au canon sur des cibles tractées par des avions militaires. Il fallait juste que les canonniers évitent de descendre l’avion et se contentent de la cible au bout du câble. Le maître canonnier à bord était atteint de la maladie du sommeil, ayant été piqué en Asie par la mouche tsé-tsé, et il dormait durant les exercices, laissant le commandement à son second. J’avais péniblement été promu seconde classe, toujours sans spécialité, mais aidant le maître radio à capter les messages. Nous étions toujours en mer, par tous les temps, prêts à toute éventualité, alors que les accords d’Evian avaient été signés et la guerre finie avec l’Algérie !

D’après mes papiers officiels, j’étais libérable le 6 février 63 à minuit. Or, le 6 février 63 à midi, nous étions toujours en mer, loin au large de Toulon. J’allai voir le second commandant, et je lui rappelai qu’à minuit j’allais être un civil en infraction sur son bateau militaire, et lui en infraction avec un civil à bord. Il donna alors l’ordre de mettre le cap sur la rade où nous arrivâmes de nuit. En passant la rade, je sacrifiai à la tradition en jetant à la mer une pièce de cent sous (5 francs) tel que doit le faire tout matelot appelé le jour de sa quille. Puis un canot fut mis à la mer avec une brigade, et me déposa sur le quai avec mon barda. J’avais encore le droit de passer la nuit au dépôt où je déposai mon sac et je partis au plus vite pour le quartier mal famé appelé « Chicago » où j’entrai dans une salle de ciné pour voir « La Fille du Puisatier », de Marcel Pagnol, avec Raimu et Fernandel. J’avais la quille !

Et, le lendemain, toutes formalités remplies à l’arsenal, versé dans la réserve, libéré de mon service militaire, pas encore reconnu comme Ancien Combattant (mais la FNACA allait batailler en politique pour nous faire admettre à ces droits en bonne justice à partir de 1999) j’ai regagné en train ma Bretagne natale et la maison familiale et retrouvé aussi, avec toute ma famille, mon petit chien Baroud.

Comment j’ai vécu mon après l’Algérie :

Comme beaucoup d’appelés, j’ai mis de façon naturelle, et comme par protection instinctive, sans accompagnement psychologique (on ne parait pas de ‘’cellules psychologiques’’ à l’époque !), un voile, un rideau occultant, pour passer cette période d’Algérie par pertes et profits et j’ai réussi à oublier, à ne jamais en parler à quiconque pendant plusieurs dizaines d’années. En fait jusqu’en 2018, donc assez récemment, lorsque j’ai lu ‘’FNACA du XIV è Paris’’ sur une petite porte à l’arrière du rez-de-chaussée de la mairie du 14 è arrondissement où je venais d’emménager.  Personne jusque là ne m’avait parlé d’Algérie, je n’en parlais à personne, c’était la meilleure façon d’oublier, de passer à autre chose et de ne pas être encombré par un épisode de guerre qui n’avait pas à me marquer. Pas plus que celle de 39-45 que j’avais quand même déjà vécu, même enfant.

Cependant, quelques années après mon retour à la vie civile, quelqu’un me parla de l’Algérie. Un jour, alors que je travaillais avec un représentant que je venais d’embaucher et à qui je faisais connaître notre clientèle sur une région du sud de la France (j’étais devenu directeur commercial d’une boîte du nord) j’appris de lui qu’il était pied-noir, juif d’Alger comme sa femme, tous deux récemment ‘’rapatriés’’ (en fait ils n’étaient jamais venus auparavant en France) et il tint absolument à me raconter ses années de terroriste actif à l’OAS. Je pris le parti de l’écouter sans intervenir, sans dire que j’avais été en 61 en tant qu’appelé en Algérie, et il ne me posa pas la question. J’étais abasourdi par ses vantardises, vraies ou fausses, je ne le sus pas. Il se vantait d’avoir posé des bombes la nuit, lancé des grenades, étripé des ‘’bougnoules’’, fait de nombreuses ratonnades, de s’être battu comme un héros, etc. Bref, je retrouvais en l’écoutant un raciste décomplexé ; il était persuadé que je devais évidemment en être un aussi, comme lui. Je suis donc resté avec mon secret. J’avais connu une autre Algérie que celle qu’il me décrivait.

Je ne crois pas avoir été profondément marqué psychiquement par ces 8 mois passés en Algérie. Contrairement à des gars revenus comme moi, mais qui  vivaient mal ce qu’ils avaient subi ou fait subir aux Algériens là-bas :  un copain, marin-pêcheur de St-Quay qui, par moment, fixait les paumes de ses mains ouvertes devant ses yeux, et qui a fini par se suicider, incapable d’accepter ce qu’il avait vu ou fait. Un autre copain, revenu à ses études à la fac, qui a perdu le sommeil, incapable de pouvoir dormir comme avant. D’autres, tombés dans la déprime, l’alcoolisme, la névrose, l’obsession du ressassage.

Je n’ai pas voulu lire le livre « Vingt ans dans les Aurès » qu’une tante pourtant bienveillante m’a offert l’année suivant mon retour d’Algérie ; je n’ai voulu lire aucun ouvrage ni étude ni vu aucun film, essai, documentaire ou autre sur cette question, et m’en suis désintéressé. Comme si je ne l’avais pas vécu. Comme si je n’avais pas été là-bas. Parenthèse fermée. Passons à autre chose ! Et bien m’en a pris.

Il n’y a qu’en 1984, à force de recevoir des courriers m’invitant à demander la carte d’ancien combattant, que j’ai accepté de faire la démarche, puis, l’ayant reçue, je m’en suis tenu là. Cela me suffisait. Mais, fin 2018, étant venu habiter Paris dans le 14 ème, j’ai été intrigué par une petite plaque apposée sur une porte à l’arrière du rez-de-chaussée de la mairie et indiquant ‘’FNACA, ouvert tous les matins,…’’ Qu’est-ce que des anciens d’Algérie pouvaient bien se dire et faire tous les jours en ressassant leur temps en Algérie ? Un jour, je suis entré, pour me renseigner sur les activités de la FNACA. C’est Rémy Le Coz qui m’a reçu, puis convaincu d’adhérer, étonné que je n’ai pas encore demandé à percevoir la retraite annuelle des anciens combattants. J’ignorais que j’avais droit à faire valoir mes droits à percevoir cette retraite d’ancien combattant et la gratuité du pass Navigo sur Paris et sa région, avantages (sorte de compensation pour avoir accepté de prendre les armes, en temps de guerre, au service de la France) que j’ignorais et que j’avais négligés jusqu’alors.

C’est à compter de ce moment-là, donc assez récemment, et largement à la retraite, donc en principe sans qu’il y ait danger pour moi de rouvrir des plaies dangereuses, que j’ai fait l’effort de repenser à mon service militaire en Algérie et que j’ai exhumé des souvenirs que j’avais complètement enfouis et dont je me m’étais totalement désintéressé. Vraisemblablement par souci de me protéger et de protéger ma santé mentale, ma tranquillité d’esprit. Pour ne pas m’encombrer d’images de guerre, négatives. Pour ne pas m’encombrer avec des histoires de colonisation qui m’avaient été imposées. Pour ne pas ressasser des choses du passé alors que c’est le présent qui me motive.

Je ne peux donc pas dire que j’ai  été durablement marqué en négatif par cette période de ma vie. En gros, j’en garde de bons souvenirs. Je la considère comme une chance. Une chance dans la somme du malheur ambiant pour les uns et les autres, durant cette période de guerre, mais que j’ai passée plutôt agréablement en la prenant du bon côté, en acceptant la vie comme elle vient.