FNACA DE PARIS

Comité départemental de la Fédération Nationale des Anciens Combattants d'Algérie, Maroc et Tunisie

FNACA DE PARIS

TÉMOIGNAGE DE JACQUELINE BIBARD

 

Je suis la fille d’un héros de la Résistance. Nom de code Versin. Parce que mon père était sous la statue de Vercingétorix quand il a fallu trouver un nom de code. C’est sous ce nom qu’il a été chargé d’unifier les mouvements de Résistance de la région. Il avait déjà reçu la croix de guerre à l’issue de la Première Guerre mondiale, il l’a aussi reçue pour la Seconde. Ainsi que la légion d’Honneur, signée de la main du général de Gaulle. C’était un instituteur, issu d’une famille d’instituteurs ardéchois. C’est peut-être lui qui m’a donné le goût de la témérité. Et de l’enseignement puisque je suis également devenue institutrice.
On s’est rencontrés à Valence où mon mari était enseignant, pendant les vacances d’hiver de 1958. On s’est mariés à peine un an plus tard, le 2 février 1959. C’était la guerre, mais mon mari a eu un sursis très long, sans que nous n’ayons jamais trop su pourquoi. À 27 ans, il a enfin été appelé et il partit en octobre 1958 faire ses classes à Montluçon, puis en tant que sous-officier à l’Ecole d’Officier de Réserve, dans le service du matériel à Fontainebleau. C’est pendant ses classes que nous nous sommes mariés.
À la fin des EOR, mon mari pouvait choisir de rester dans le service du matériel ou d’incorporer les SAS, les Sections Administratives Spécialisées. Mon mari avait un ami qui avait voulu rejoindre les SAS par opposition au côté répressif de la guerre d’Algérie. Cette idée lui plaisait. C’était un service utilisé pour la pacification et le développement de l’Algérie. Mon mari a été accepté et envoyé dans le département de Bône, à Morsott, sur la ligne Challe. Et là, en tant qu’aspirant chef de poste par interim — son capitaine étant en permission — mon mari était son propre patron et puisqu’ils avaient besoin là-bas d’un instituteur, j’ai pu facilement me faire détacher de l’Ardèche pour rejoindre mon mari en Algérie.
Une nouvelle école venait d’être construite à Morsott, ainsi qu’une gendarmerie, des maisons et un bureau pour la SAS. Il y avait donc deux régiments, la SAS et les gendarmes. Morsott un endroit assez sûr, mais on ne pouvait pas s’éloigner sans être armés ou protégés par des harkis ou des moghaznis*.
J’ai eu tout de suite des élèves adorables, ils étaient environ 35. Il n’y avait pas une grosse différence avec des élèves de l’Ardèche. Ils étaient très attachants. Leur vie était très rudimentaire. Je les aimais tellement. Ils étaient très avides d’apprendre. Il y avait différentes tranches d’âges dans la même classe. Le plus âgé devait avoir 14 ans. Pour beaucoup c’était la première année de scolarité. Certains faisaient des kilomètres pour venir car ils habitaient dans des fermes isolées. Je les revois chanter des chansons qui évoquaient la France profonde ou des paysages dont ils ne savaient rien «Salut glaciers sublimes, vous qui touchez aux cieux…» Le plus insupportable était le fils du maire, qui chahutait toujours.
On vivait dans une baraque Fillod, une baraque de chantier très bien conçue et isolée, on a été bien là-dedans. On y accueillait parfois les enfants, c’était très chaleureux, ils manquaient tellement de tout. Jamais on a eu le moindre vol. Alors qu’ils n’avaient rien. J’ai enseigné une année seulement. Puis je suis tombée enceinte.
Fin juin 1960, je suis donc repartie accoucher en France, à Valence, dans la Drôme. Pendant ce temps là, mon mari a été nommé comme intérim au poste de Guentis, un poste très exposé dans les Aurès, qui avait tellement mauvaise réputation que mon mari n’a pas voulu me dire où il avait été nommé. C’est comme ça qu’il n’a eu vent de la naissance de sa fille qu’avec cinq ou six jours de retard.
Il en est revenu fin août 1960, c’est à ce moment que je suis revenue avec le bébé. Entre nous, pour passer ce congé maternité, je préférais affronter le FLN plutôt que de rester encore des semaines avec ma mère (rires). Mon mari n’était pas vraiment enthousiaste.
Peu de temps après, il a été nommé à un nouveau poste, à El Ma El Abiod, au sud de Tebessa. Nous y sommes allés tous les trois. C’était un piton, dans un bordj, devant le désert. Plein de bons souvenirs. Je ne me suis jamais sentie en danger. On se promenait en jeep avec deux hommes armés, quand même. On entendait régulièrement des tirs d’obus, notamment la nuit. Mais ça ne réveillait même pas le bébé. Là on est restés un mois et demi.
Puis on est retournés à Morsott en novembre. J’ai fini par y reprendre le métier d’institutrice. Mais seulement pour quelques semaines. Les enfants adoraient le bébé. Ça nous a donné un contact exceptionnel avec la population. Il y avait eu une véritable confiance et une complicité entre nous. Certains trouvaient ridicule que mon mari appelle les femmes «Madame» et vouvoie tout le monde.
Mon mari me cachait beaucoup de choses des violences de la guerre, un pendu, un égorgé, ses cas de conscience et ses réactions… Il voulait vraiment que notre foyer ne ressemble pas au mess des officiers où, là, mon mari a entendu, par exemple, un autre officier se vanter avec un petit rire gêné, que certains de ses hommes se faisaient parfois des chapelets avec les oreilles des ennemis tués.
J’étais la seule épouse d’officier, à Morsott. Je ne souffrais pas de la solitude. Il y avait d’autres collègues femmes, d’autres institutrices. Plus un directeur. J’avais de la compagnie. J’étais très contente d’être là, en fait. À l’occasion, on rencontrait certains parents. On a été invités par des familles très pauvres à partager un couscous. Ils nous offraient aussi des gâteaux immangeables, qu’ils confectionnaient avec du beurre rance. C’était un drame. Ils ne voulaient pas les manger eux-mêmes, ils disaient que c’était juste pour nous. On n’aurait pas pu les jeter, ça aurait été une véritable insulte. Et eux, par fierté, ils ne voulaient pas les manger.
Puis, au bout de quelques temps, j’ai dû rentrer. J’étais vraiment très triste de les quitter. Je suis rentrée en métropole fin 1960, avec le bébé. Mon mari m’a rejointe quelques semaines plus tard.
Nous avons laissé derrière nous des gens que nous aimions beaucoup. On en a revu quelques uns, des soldats, surtout. Des parents d’élèves nous ont écrit aussi. Et mon mari est resté en contact avec un moghazni, qui est devenu un de ses plus vieux amis. Cet homme n’avait pas passé plus de six mois à l’école, c’était un autodidacte, une forte tête, doté d’une intelligence époustouflante, d’une énergie extraordinaire… Il est aujourd’hui président d’une association d’anciens supplétifs de l’armée française** et il a d’ailleurs récemment invité mon mari aux Invalides, pour une cérémonie avec le grand patron de l’armée française.
Maintenant avec le recul, je me rends compte des dangers qu’on a traversés. Mais on était jeunes et un peu insouciants, toute cette découverte, d’autres pays, d’autres personnes, c’était du bonheur…

* supplétifs des sections administratives spécialisées (SAS) et des sections administratives urbaines de l’armée française durant la guerre d’Algérie.
** M.Alloua Rebaï est président de l’Association Nationale des Anciens Supplétifs Rapatriés d’Algérie (ANASRA)